Le rouble or (1897-1914)
Par Jean-François Ostermann | Lundi le 7 décembre 1998
Durant une très courte période de son histoire contemporaine, moins de deux décennies, la Russie a possédé une des plus solides monnaies du monde. Le rouble or n'avait alors rien à envier à la très honorable livre sterling et le Trésor fédéral des Etats Unis d'Amérique faisait figure de parent pauvre devant l'encaisse métallique de la Banque d'Etat russe. La confiance que le rouble or inspirait aux milieux financiers internationaux du début du XX° siècle était d'autant plus remarquable que, dans les décennies précédentes, la monnaie russe avait donné le spectacle cahotique d'une succession de manipulations étatiques et d'écarts spéculatifs. Si le nom de l'unité monétaire est resté le même, la substance du rouble, elle, a fondamentalement changé avec la réforme monétaire de 1897. Cerner ce qu'était le rouble avant cette date permettra de mieux saisir l'importance théorique de cette réforme avant d'en aborder la portée pratique.
La crise du rouble à la fin du XIXe siècle
Il est très simpliste de dire qu'avant 1897, la Russie a pour monnaie le rouble divisé en 100 kopecks. Car dans la pratique, les contemporains distinguaient soigneusement plusieurs roubles. Rouble métal, rouble crédit ou encore rouble de la comptabilité d'Etat ne sont pas synonymes, mais témoignent d'une succession d'expériences étatiques.
L'Etat russe s'est très tôt intéressé aux questions financières. Dès 1762, à défaut d'initiatives privées d'envergure, l'Etat se fait banquier, pratiquant l'escompte des lettres de changes et le prêt hypothécaire. En 1768, il crée la Banque d'Assignation, dotée d'un monopole d'émission de papier monnaie. C'est le début de la monnaie fiduciaire russe, mais aussi l'origine d'errements qui ont plusieurs fois conduit l'Etat au bord de la banqueroute.
Un rouble plus fiduciaire que métallique
Officiellement, depuis 1810, la monnaie russe est rattachée au seul étalon argent, un rouble étant défini comme un poids de 4 zolotniki et 21 doli ou 17,99 grammes d'argent fin. L'adoption de l'argent comme étalon monétaire, comme unique mesure de valeur, signifie que seules les monnaies d'argent frappées au coin de l'Etat, communément appelées «roubles métal», doivent être acceptées en quantité illimitée pour tous les paiements, publics ou privés. Les monnaies de billon (alliage où la part d'argent ne dépasse pas 50%) fabriquées depuis 1867 et celles de cuivre ne sont que des monnaies divisionnaires, encore appelées monnaies auxiliaires ou d'appoint; l'Etat les accepte aussi en paiement en quantité illimitée (sauf dispositions spéciales comme le paiement des droits de douane), mais les particuliers ne sont tenus de les accepter que pour un montant maximal de 3 roubles dans leurs transactions privées.
Quant aux monnaies d'or, il en est certes frappé, mais depuis 1839 elles n'ont plus qu'un cours de caisse, c'est à dire que l'Etat les donne et les reçoit en paiement à un cours variable fixé par lui, tandis que les particuliers qui désirent s'en servir pour leurs transactions privées peuvent convenir librement entre eux de la valeur d'échange qu'ils leur attribuent. Ainsi la pièce d'or la plus commune, dite «demi-impériale», porte la valeur faciale de 5 roubles, mais jusqu'en 1885 son cours de caisse est de 5,15 roubles métal.
En 1876, le ministère des finances instaure un rouble comptable spécifique aux droits de douane levés en or. Ce «rouble de douane» ou «rouble comptable d'Etat» correspond à 1/5 du poids d'or de la demi-impériale, ce qui constitue une manière indirecte d'encourager la circulation intérieure de cette monnaie.
En 1885, le poids des monnaies d'or est diminué pour les aligner sur les monnaies françaises selon la parité 1/2 impériale = 20 francs et la prime du cours de caisse sur le rouble métal disparaît. Mais cette modification n'a pas d'influence sur la circulation monétaire en Russie, qui reste largement dominée par le papier monnaie.
L'émission de papier monnaie est le monopole de la Banque d'Etat. Créée en 1860 par la fusion de deux institutions plus anciennes, elle n'est pas un organisme financier autonome, mais une section spéciale du ministère des finances, et son gouverneur n'est qu'un exécutant subordonné au ministre, qui est de droit président de la Banque.
La Banque émet des «billets de crédit de l'Etat», communément appelés «roubles crédit», qui ont cours légal et sont théoriquement convertibles, c'est à dire remboursables en roubles métal. Mais pour faire face à ses déficits budgétaires et dépenses extraordinaires, l'Etat n'hésite pas à multiplier les émissions de papier monnaie, voir à en décréter le cours forcé, c'est à dire à en suspendre la convertibilité pour une durée indéterminée. Ainsi la suspension de la convertibilité décrétée lors de la guerre de Crimée (1854-1856) reste en vigueur jusqu'en 1897! Une comparaison entre l'encaisse de la Banque d'Etat en monnaies d'argent et le montant des billets en circulation en 1894 donne la mesure des manipulations monétaires russes durant cette période: 7,5 millions de roubles métal contre 1.196 millions de roubles crédit...
Un rouble à la dérive
On peut se faire une idée de la dépréciation du papier monnaie russe sur le marché des changes par le cours commercial de la demi-impériale de 5 roubles or. En 1881, après les émissions liées à la guerre de 1877-1878 contre la Turquie, il fluctue entre 7,58 et 8,16 roubles crédit. En 1888, malgré la réduction de 3,2% du poids de la demi-impériale intervenue en 1885, il fluctue entre 7,45 et 10 roubles crédit!
Mais à cette dépréciation vient s'en ajouter une autre, plus dangereuse encore puisqu'elle touche le rouble métal: celle de l'argent.
Depuis le début des années 1870, l'augmentation de la production minière et l'abandon de l'étalon argent par plusieurs pays européens (Allemagne, Etats scandinaves, Pays-Bas) fait baisser le cours du métal blanc. Sur le marché de référence de Londres, le cours moyen de l'argent standard (Sterling silver) chute de 60 à 43 pence entre 1873 et 1888.
Pour le rouble métal, cette évolution est d'autant plus préoccupante qu'elle approche du seuil en dessous duquel la valeur intrinsèque du rouble métal deviendrait inférieure à sa valeur faciale. Une perspective à première vue séduisante pour l'Etat, puisque toute baisse du prix de la matière première nécessaire à la fabrication de ses monnaies permet de dégager un bénéfice à la frappe.
Mais l'Etat russe a contracté des emprunts libellés en roubles métal, tant sur le marché intérieur qu'à l'étranger. Aussi une dépréciation du rouble métal léserait les prêteurs et provoquerait une crise de confiance qui ruinerait le crédit de l'Etat. Or le seuil critique est dépassé en 1892, lorsque le cours de l'once d'argent à Londres descend jusqu'à 39 3/4 pence en moyenne, le plus bas étant de 37 7/8 pence, alors que l'emprunt lancé sur le marché français en 1891 a été un échec. Les finances publiques russes sont au bord de la débâcle.
La réforme monétaire de 1897
La consolidation de la monnaie et des finances publiques russes n'est guère évoquée sans qu'y soit associée le nom de Serge Witte. Ministre des finances de 1893 à 1903, Witte est considéré comme une des personnalités les plus marquantes de la Russie du début du XX° siècle. Remarqué par le tsar Alexandre II (1855-1881) pour ses exceptionnelles qualités d'administrateur des chemins de fer, il devient un des familiers du tsar Alexandre III (1881-1894) pour lequel il pose les bases de la réforme qu'il mène à bien sous son successeur Nicolas II (1894-1917).
Les préliminaires
Witte considérait l'établissement de l'étalon-or comme indispensable pour attirer les capitaux étrangers en Russie et assurer à l'Etat les crédits dont il avait besoin, notamment pour ses grands travaux d'équipement. Il réussit à imposer son point de vue en dépit de l'opposition des milieux liés à l'exportation de produits agricoles, favorables à un papier-monnaie déprécié rendant leurs produits compétitifs, et des critiques des milieux financiers d'inspiration française, partisans d'un système bimétallique, associant or et argent.
Il faut cependant aussi reconnaître que la gestion patiente de ses trois principaux prédécesseurs, Michel Reutern (1862-1878), Nicolas Bunge (1881-1887) et Ivan Wyschnegradsky (1887-1892) lui a ouvert la voie: relèvements des droits de douane rendus payables en or, alignement de la monnaie d'or sur le franc français, conversion de la dette publique, qui ont permis l'accumulation de réserves d'or conséquentes: 312,5 millions de roubles comptables disponibles en 1894.
En 1893, avant même la nomination de Witte, la Russie prend une mesure de sauvegarde en suspendant la frappe libre de l'argent. Jusqu'alors, toute personne pouvait importer de l'argent en lingots et le faire monnayer en roubles métal en payant les frais de frappe. Avec la chute du cours de l'argent, celui-ci risquait d'affluer en Russie pour être avantageusement converti en monnaie plutôt que vendu comme marchandise. Pour prévenir cette dérive, l'Etat dans un premier temps se réserve la fabrication des monnaies d'argent, puis y renonce même pour son propre compte.
Suivent trois étapes préparatoires à une réforme monétaire proprement dite.
Le 18 juin 1894, les nouveaux statuts de la Banque d'Etat, outre l'aide à l'agriculture, au commerce et à l'industrie, lui fixent pour mission le soutien de la monnaie nationale.
Par le décret du 8 mai 1895, il devient possible de contracter des engagements libellés en or et d'effectuer en monnaie d'or les paiements dus à l'Etat, le change pour ces paiements étant fixé à 1 rouble or égal 1,50 rouble crédit. Enfin la Banque d'Etat est autorisée à acheter et vendre la monnaie d'or au même prix. Ce taux de change correspond au change moyen auquel s'effectuaient les transactions sur le marché les années précédentes. Cette démarche escamote la dépréciation du rouble crédit par rapport au rouble métal en substituant à ce dernier la référence à un rouble or qui est en fait le rouble de la comptabilité d'Etat.
Enfin le décret du 8 août 1896 fixe temporairement un cours de caisse des pièces d'or dites «impériales de dix roubles» et «demi-impériales de cinq roubles» à 15 et 7 1/2 roubles crédit respectivement. Le rouble métal se trouve ainsi complètement marginalisé.
Les oukases de 1897
La réforme monétaire est le fait de trois textes qui se succèdent et se complètent.
L'oukase, ou décret du 3 janvier 1897 franchit un pas décisif en mettant fin à la non-concordance entre la valeur faciale des pièces d'or et le prix auquel elles étaient acceptées en paiement: il ordonne que sur les pièces dites «impériales» soit dorénavant inscrite une valeur faciale de 15 roubles au lieu de 10 roubles précédemment. Il stipule en outre que l'unité monétaire, le rouble, correspond à 1/15 impériale et contient 17,424 doli ou 0,7742 gramme d'or fin. Quant à la monnaie d'argent, elle est déclarée monnaie auxiliaire, à valeur libératoire restreinte.
L'oukase du 29 août 1897 fixe les nouvelles conditions d'émission des billets de la Banque d'Etat.
Première innovation, les émissions ne doivent être autorisées que dans les limites strictement imposées par les besoins de la circulation monétaire: l'Etat s'engage à ne plus accroître la masse de papier-monnaie pour financer ses dépenses budgétaires ou extraordinaires.
Seconde innovation, les émissions doivent être garanties par une encaisse or, la couverture métallique des billets étant fixée comme suit: jusqu'à concurrence d'un montant de 600 millions de roubles, les billets doivent être garantis par un stock d'or d'une valeur égale à la moitié au moins de leur montant; tout billet émis au-delà de ce chiffre doit être intégralement couvert en or.
Enfin l'oukase du 14 novembre 1897 impose à la Banque d'Etat d'échanger les billets contre de la monnaie d'or sans limitation, l'échange des billets, en tant que signes monétaires émis par le gouvernement, étant garanti non seulement par la couverture métallique de la banque, mais encore par la totalité des avoirs de l'Etat.
L'ensemble de ces dispositions est repris dans un texte législatif unique du 7 juin 1899 qui consacre définitivement l'existence d'un rouble unique.
La portée de la réforme
La réforme de 1897 a instauré l'étalon-or en Russie, supprimé les distinctions entre rouble métal, crédit et comptable. Mais quels en ont été les effets sur la nature des signes monétaires en circulation, sur la composition et l'évolution de la masse monétaire?
Entre modernité et conservatisme
L'or est effectivement monnayé: les pièces de 15 roubles et 7 roubles 1/2 datées de 1897 matérialisent la transition. Puis les pièces de 5 roubles (dès 1897) et de 10 roubles (à partir de 1898) marquent le retour à des valeurs faciales plus classiques.
Cependant, les quantités frappées ne doivent pas abuser. Le stock constitué durant les années de frappes abondantes (entre 1897 et 1904), soit environ 169,8 millions de pièces pour une valeur faciale cumulée de 1.220,7 millions de roubles, apparaît bien modeste une fois rapporté à la population. Avec 143,9 millions d'habitants environ en 1905, cela fait à peine 8,48 roubles or disponibles par habitant. Enfin de 1905 à 1913, ce stock théorique n'augmente que de 500.000 pièces pour une valeur faciale de 3,5 millions de roubles, tandis que la population passe à 170,9 millions d'habitants, ramenant le montant disponible par habitant à 7,16 roubles or.
Il est donc clair qu'en Russie, l'instauration de l'étalon-or ne s'est pas accompagnée d'une expansion et banalisation de la circulation de l'or comme en Angleterre par exemple.
La circulation effective reste dominée par le papier-monnaie, mais celui-ci est entièrement renouvelé. A partir de 1898, tous les billets anciens sont retirés de la circulation et remplacés par de nouvelles coupures. Les valeurs faciales traditionnelles de 1, 3, 5, 10, 25, 50 et 100 roubles sont conservées, s'y ajoutant une coupure de 500 roubles. Les nouveaux «billets de crédit de l'Etat» sont datés de 1898, sauf ceux de 25 et 50 roubles, de 1899.
Ces billets se caractérisent par leur diversité de conception, tout à l'opposé de l'homogénéité des séries nord-américaines par exemple.
Relevons d'abord la cohabitation de billets de format horizontal et vertical qui perpétue un usage russe remontant au XVIII° siècle. Le papier utilisé n'est pas homogène: selon le billet considéré, il est épais ou très fin, avec ou sans filigrane; le filigrane peut être un motif géométrique seul, ou combiné avec la représentation d'un personnage. L'impression varie aussi sensiblement selon les billets: avec une marge blanche, ou une surface entièrement imprimée, ou une marge blanche à droite seulement. Le recours à des impressions unicolores mais aux teintes dégradées ou avec une juxtaposition de couleurs claires constituent des difficultés supplémentaires pour d'éventuels faussaires.
La sécurité du nouveau papier-monnaie russe semble une préoccupation précoce et constante des autorités: le billet de 3 roubles est remplacé dès 1905, ceux de 10 et 25 roubles en 1909, celui de 100 roubles en 1910, celui de 500 roubles en 1912. Le recours à des combinaisons de deux couleurs se dégradant jusqu'à se fondre ou encore le masquage du filigrane par l'impression témoignent d'une technique originale et en évolution.
Toutes valeurs confondues, le montant des billets en circulation croît nettement plus que celui des autres signes monétaires: de 630 millions en 1900, il passe à 1.633,3 millions de roubles en 1914, ou de 4,74 à 9,55 roubles par habitant.
Concernant les monnaies divisionnaires russes, elles continuent de se singulariser par leur nombre élevé: 13 types en circulation, dont 3 en argent (1 rouble, 50 et 25 kopecks), 4 en billon (20, 15, 10 et 5 kopecks), 6 en cuivre (5, 3, 2, 1, 1/2, 1/4 kopeck). Autre originalité, la Russie est le dernier grand Etat à conserver de la monnaie de billon, allant à contre-courant de la tendance générale, qui lui substitue des espèces en alliage de nickel.
La réforme de 1897 relégue les monnaies d'argent au rang de monnaies divisionnaires, comme le sont déjà celles de billon et de cuivre. Mais comme dans les années 1880 les monnaies d'argent avaient pratiquement disparu de la circulation en Russie, il a fallu en reconstituer le stock.
Les effigies adoptées en 1895 suite à l'avènement du tsar Nicolas II (1894-1917) sont maintenues sans changements. Mais en prévision des importants besoins liés à la réforme, des commandes sont passées en France et en Belgique pour soulager l'atelier de Saint Pétersbourg. Les frappes de la Monnaie de Paris (pièces de 50 kopecks et 1 rouble) sont identifiables par une étoile sur la tranche; celles de la Monnaie de Bruxelles (pièces de 1 rouble) portent deux étoiles sur la tranche.
De 1895 à 1901, période de frappes abondantes, la production confondue des trois ateliers atteint 229,5 millions de nouvelles pièces d'argent pour une valeur faciale cumulée de 163,4 millions de roubles, mais ne représente que 1,22 rouble par habitant. De 1902 à 1913, ce stock théorique n'augmente que de 17,9 millions de pièces ou 10,5 millions de roubles, le montant théorique disponible par habitant tombant à 1,01 rouble.
Il apparaît bien que la monnaie divisionnaire d'argent ne peut avoir qu'une place très modeste dans la circulation, et que ce sont les pièces de billon et de cuivre qui satisfont aux besoins quotidiens.
Pour ces dernières, les types créés en 1867, aigle bicéphale à l'avers et valeur faciale au revers, restent inchangés. Mais leur production fait l'objet d'un effort considérable puisque de 1896 à 1913, le montant théorique disponible par habitant passe de 0,87 à 1,29 rouble grâce à la fabrication de 2.294,9 millions de pièces pour une valeur faciale cumulée de 113,5 millions de roubles.
Avec la réforme de 1897, le rouble russe se trouve intégré dans le concert des devises-or des nations les plus industrialisées. Il devient, selon les critères de l'époque, une monnaie moderne et stable.
Mais les signes monétaires maintenus en circulation présentent une diversité peu rationnelle: de la pièce de 1/4 kopeck au billet de 500 roubles, on en compte 25! Cette accumulation de valeurs faciales, parfois anachroniques (pièces de 3 et 15 kopecks, billet de 3 roubles) ou de circonstance (pièces de 7 1/2 et 15 roubles), ainsi que de doublets (pièces de 5 kopecks en cuivre et billon, pièces et billets de 1, 5 et 10 roubles) témoigne aussi d'un esprit résolument conservateur.
Stabilité ou rigidité ?
A l'opposé de la liberté d'émission de la Banque de France, mais de manière moins stricte que la Banque d'Angleterre, la Banque d'Etat russe pratique le contingentement: le montant des émissions de papier-monnaie non intégralement couvert en or ne peut en aucun cas excéder 300 millions de roubles. Ce qui implique l'accumulation d'une des plus importantes réserves d'or de l'époque. A titre de comparaison, voici quelques estimations de réserves d'or vers 1913 (en tonnes):
- Canada, stocks cumulés des 25 banques à charte: 64
- Banque d'Angleterre: 267
- Trésor fédéral des Etats-Unis d'Amérique: 277
- Banque de France: 952
- Banque d'Etat de Russie: 1.241.
Avec un taux de couverture or moyen de ses billets de 109% entre 1900 et 1907 (contre 118% pour les billets de la Banque d'Angleterre et 59% pour ceux de la Banque de France), la Banque d'Etat russe offre désormais une image d'orthodoxie monétaire qui contraste avec les errements du rouble crédit d'avant la réforme. Enfin avec un taux de couverture or moyen de 58% pour l'ensemble de ses créances à vue, elle fait nettement mieux que ses homologues française (50%) et anglaise (42%).
C'est un des éléments d'explication de l'attrait exercé par la Russie sur les capitaux étrangers jusqu'en 1914.
Cette stabilité a cependant pour revers une rigidité marquée, puisque tout accroissement de la masse monétaire impose une augmentation équivalente de la couverture or. Dans ce système, la Banque d'Etat joue d'abord le rôle conservateur de défense de la monnaie nationale. Son aide à l'économie n'est pas pensée comme dynamique, comme une modulation de la circulation fiduciaire en fonction des besoins, mais comme statique, comme une garantie de stabilité de la monnaie fiduciaire.
Dans cette optique la Banque d'Etat russe a parfaitement rempli son rôle, comme en témoigne la stabilité du change du rouble durant la période critique de guerre contre le Japon puis de troubles révolutionnaires en 1904-1906. La réponse aux dépenses extraordinaires a été le recours à l'emprunt extérieur, qui n'était d'ailleurs concevable que grâce à la garantie d'une monnaie stable.
La faiblesse de la masse monétaire russe saute aux yeux: lorsqu'en 1913, un Russe dispose en moyenne d'environ 9,5 roubles en billets de l'Etat, un Français dispose de l'équivalent d'environ 49,9 roubles en billets de la Banque de France, et un Canadien de celui d'environ 55,9 roubles en billets de banques à chartes et du Dominion.
Faute de hardiesse dans la création monétaire, l'économie russe reste largement demanderesse de capitaux étrangers, dont le montant investi est d'évaluation délicate, selon le mode de calcul retenu. On peut avancer sous réserves que la dette extérieure russe se situe entre 5.500 et 6.000 millions de roubles en 1914. Mais la stabilité monétaire semble bien aussi avoir encouragé l'épargne des particuliers. Les dépôts dans les caisses d'épargne passent de 679,9 à 1.704 millions de roubles entre 1900 et 1914; les dépôts bancaires bondissent de 1.519 à 3.646 millions de roubles entre 1908 et 1914, tandis que l'ensemble de la fortune mobilière privée russe passe de 11.300 à 19.000 millions de roubles entre 1904 et 1913. A l'époque, cette croissance n'a pas manqué d'impressionner favorablement les économistes les plus en vue. Selon leurs projections, d'ici 1950, la Russie était promise au rang de première puissance économique d'Europe...
De cette période révolue, qualifiée rétrospectivement de «belle époque», il subsiste de nombreux souvenirs monétaires, largement négligés faute d'information les mettant en situation. Les lecteurs intéressés sont invités à consulter la thématique présentée en complément.
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